mercredi 30 septembre à 19h | théâtre Joliette-Minoterie
en collaboration avec la Fondation Camargo
Laurent Pichaud est lauréat 2015 de la Bourse d’Aide à l’écriture et au patrimoine en danse du Centre National de la Danse/Pantin pour son projet Traduire Deborah Hay.
Ce projet de recherche s’inscrit dans une démarche longue auprès de la chorégraphe américaine dont Laurent Pichaud est tour à tour l’interprète [o,o en 2006], le collaborateur [co-chorégraphe du duo indivisibilités, créé en 2011], l’assistant chorégraphique [sur différentes pièces de groupes] et le traducteur.
Traduire Deborah Hay est un projet qui se déplie en plusieurs axes parallèles et complémentaires autour d’une même problématique : comment sommes-nous chorégraphiés par les mots ?
Chaque axe répond à une pratique spécifique : traduire, adapter, archiver.
Lieu partenaire de la bourse du CND, la Fondation Camargo à Cassis a accueilli Laurent Pichaud et Lucie Perineau durant cinq semaines de résidence réparties sur l’année, pour la traduction de My Body, the Buddhist1.
La dernière semaine de résidence se déroulera avec Deborah Hay, du 28 septembre au 3 octobre.
1My Body, the Buddhist, de Deborah Hay, ed. Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 2000
Nous publions ici trois extraits de My Body, the Buddhist, traduction en cours par Lucie Perineau et Laurent Pichaud
chapitre 1, Mon corps profite de la solitude
[...] Nous sommes en train de mourir. Nous pensons que ce n’est pas le cas. Voilà un bon argument pour renoncer à penser. Passez un soir par semaine à la lueur d’une bougie.
Je me couche sur le sol dans une posture du yoga, dite Shavasana, ou posture du cadavre. Où que je sois, la danse est. Mais au lieu de me mettre en mouvement n’importe où, je choisis un espace et un temps pour activer ma danse. C’est une question d’équilibre, et d’élan. Plusieurs minutes s’écoulent avant que je songe à remarquer le bla-bla continu de mes pensées, alors que j’en suis peut-être à ma trois millième posture du cadavre. Combien d’apprentis danseurs passent au moins quarante minutes par jour à danser seuls, sans interruption, en dehors des temps de répétition, de création ou d’échauffement ? Pourquoi n’est-ce pas obligatoire pour ces étudiants tout au long de leur cursus ? Comment nouer un dialogue intime avec son corps, sans cela ?
Je prends enfin une inspiration décidée, je calme mes pensées. Le son d’un arrosage automatique entre par la fenêtre. La pression de l’eau est basse. Je peux différencier les gouttes selon qu’elles entrent en contact avec le feuillage des plantes, la terre moelleuse ou le gravier des allées. Je peux presque les sentir tomber sur moi. Mes pensées baissent en intensité et se font plus rares. J’imagine que je suis morte, puisque je suis dans la posture du cadavre. Il existe trois « Et si » pour le « je » qui danse. Et si…
• « je » est la reconfiguration de mon corps en 53 trillions de cellules, instantanément ?
• « je » pratique le non-attachement à chaque instant ?
• « je » ne sait rien ? [...]
chapitre 7, Mon corps est limité par sa présence physique
[...] Une danse est chorégraphiée. Puis elle est jouée en public. Si le danseur ou le chorégraphe a de la chance, il y aura d’autres représentations. Mais la plupart des chorégraphies ont une durée de vie étonnamment courte. Le nombre d’heures que j’ai passées à danser sur scène n’atteint même pas un an. Mon corps est limité par sa présence physique. Je veux que la danse m’apporte plus que ce que j’en retire en dansant. En 1988, une diplômée du Laban Institute m’a proposé de transcrire The Gardener selon le système de notation et d’analyse inventé par Rudolph Laban. Cette pièce était le second volet de ma trilogie The Man Who Grew Common in Wisdom. Un mois plus tard, la notatrice me tendait la partition écrite en reconnaissant des manques cruciaux, car certains éléments de ma chorégraphie n’avaient pas d’équivalents dans son système. C’est à ce moment précis que j’ai commencé à réfléchir aux moyens de documenter ma danse. La vidéo et le cinéma, du moins sous une forme susceptible de restituer le mystère du spectacle vivant, étaient hors de ma portée financière. Le recours à l’écriture m’a permis d’élargir les frontières de mon expérience personnelle du mouvement. J’ai découvert que la prose pouvait jouer un rôle déterminant dans la transmission de mes chorégraphies.
Souvent, lorsque je cherche à mettre en mots l’acte de danser, des associations d’idées très particulières me viennent à l’esprit. Et souvent, celles-ci influent à leur tour sur mon travail de chorégraphe et d’interprète. Mon corps dansant intègre de nouveaux éléments durant ces périodes d’écriture.
Par exemple, le mouvement final de Voilà est précédé d’une histoire récitée par la soliste pour la seconde fois dans le spectacle.
Un homme vêtu d’un costume de chasse médiéval capture un petit oiseau en l’attrapant par les plumes de la queue. Il plaque fermement l’extrémité de cette queue contre une table. Comme l’oiseau se libère, quelques plumes retombent et s’éparpillent sur la table. L’homme se tourne alors vers moi et dit : « Ça, c’est du pillage ».
La soliste galope en cercles sur la scène, puis sort en traversant le public au lieu de rejoindre les coulisses. Dès la première représentation de Voilà, l’histoire de l’homme à l’oiseau était devenue une parabole où toute forme d’art s’apparentait à du pillage. L’oiseau réduit à quelques plumes symbolisait la transformation des éléments par l’artiste/alchimiste. Me sentant un brin intelligente, totalement poétique, et nullement limitée par ma présence physique, je courais en rond sur la scène et faisais ma sortie, image finale de l’artiste-pilleur.[...]
chapitre 12, Mon corps prend plaisir à être ingénieux
[...] Elle cherche du travail, de préférence un projet de création d’un ou deux ans, en collaboration avec un directeur de lieu inspiré et audacieux. En échange d’un généreux salaire annuel, elle s’engage à explorer le corps comme une fenêtre sur la nature, le mythe, la métaphysique, l’humour, le pathos, l’Histoire, l’horreur, la danse, le son, la poésie, la banalité.
Elle n’est pas une comédienne diplômée, plutôt une artiste ostensiblement alerte. Elle investit son corps cellulaire avec une perspicacité sans pareille pour en explorer toute l’inventivité, non pour gonfler son ego. Elle évite les stimuli extérieurs, préférant replacer la perception au niveau de ses trillions d’entités cellulaires.
Elle expérimente à l’échelle microscopique depuis plus de 25 ans, car les retours tant personnels qu’artistiques que ses cellules lui font sont infinis.
Elle ne craint pas d’affronter le spectaculaire, elle a compris qu’elle ne subissait pas son charme. Le momentané est son muscle.
Pour éviter toute routine scénique, elle s’invente des consignes de mouvement qui sont impossibles à appréhender par la simple logique. Cela perturbe d’une manière relativement violente les énergies habituelles et stimule l’état de curiosité propre à l’investigation.
Elle aime jongler. Au lieu d’utiliser des balles ou des bâtons, elle s’entraîne à lancer quatre ou cinq expériences de perception à la fois. Certaines lui échappent, mais peu importe, elle les récupère si leur absence se fait sentir. Le directeur doit comprendre qu’elle préfère jongler plutôt que jouer à la balle. Lorsqu’on jongle, on n’a le temps ni d’analyser ni d’interpréter. En s’affranchissant ainsi du savoir, on se met en situation de curiosité, de questionnement. Et c’est à cet endroit, pour elle, que le spectacle est vivant.
Le choix de ne pas travailler avec un miroir l’a obligée à inventer un autre dispositif pour s’observer. Il y a quelques années, alors en résidence dans une université d’art, elle cherchait un endroit pour pratiquer seule avant son cours. On lui a proposé le studio de danse classique. Quand elle a passé la porte, un constat choquant s’est imposé à elle. Voilà un lieu, semblable à des milliers d’autres dans le monde, où des personnes de toutes sortes, surtout jeunes et vulnérables, viennent danser. Des barres horizontales à hauteur de taille courent le long des murs et les coupent en deux. Avant même d’entrer, les étudiants sont déjà conditionnés pour venir s’y agripper. L’identification et la conscience de soi se cherchent dans les immenses miroirs. Une substance poudreuse et collante, la colophane, est répandue sur le sol pour éviter que les pieds des danseurs ne se dérobent sous eux. Que présuppose-t-on des personnes qui viennent danser ici ?
En quoi l’absence de miroirs dans son espace de travail a-t-elle renforcé sa technique d’interprète ? Elle a appris à projeter un autre soi hors de son corps, un soi qui lui faisait face. Entière et changeante, elle « invitait à être vue » par ce témoin. Au bout de plusieurs années, elle a projeté un deuxième témoin, placé à un point de vue encore plus éloigné, et donc en mesure de la regarder pendant qu’elle se voyait être regardée. Grâce à ces deux témoins, elle est devenue non seulement plus alerte et plus consciente, mais aussi plus à même de choisir la manière de se situer et de se présenter dans l’espace et le temps. Par ailleurs, un étrange phénomène s’est produit suite à l’invention de ces témoins : il lui semblait que plus elle parvenait à multiplier les points de vue, plus sa danse devenait intime.
Les voix imperceptibles de son corps dansant, qui ont émergé grâce au travail d’écriture littéraire, se sont révélées être un atout dans son parcours d’artiste. Son partenariat avec un directeur inspiré passera donc, entre autres, par un travail d’écriture sur leur collaboration. Dans quel contexte se sont-ils rencontrés ? Où et quand l’élan qui les porte l’un vers l’autre a-t-il commencé ? Quelles conditions étaient réunies pour le rendre possible ? Et par la suite, quelle alchimie naîtra entre eux ? Comment leurs singularités se rejoindront-elles ? Par quoi commenceront-ils ? Que finiront-ils par comprendre du travail de l’autre ? Enfin, comment s’entendront-ils d’un point de vue personnel ? Comment leur collaboration se mettra-t-elle en place, qu’engendrera-t-elle, quelle sera son essence ? Quelle influence aura chacun d’entre eux sur l’avenir de l’autre ?
Tout directeur intéressé peut prendre contact avec l’artiste. [...]